L'odeur laissée derrière soi
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Il est des gens à l'odeur dérangeante mais qui sentent bon ; il est des gens à l'odeur charmante mais qui empestent. Un paradoxe ? Non, pour peu que l'on considère deux catégories d'odeurs.

S'il y a l'odeur que le corps dégage, l'odeur du parfum préalablement déposé, il en existe une autre, tout aussi perceptible, bien que le nez ne puisse l'appréhender. C'est l'odeur que dégage l'essence de l'être. Ce n'est pas l'odeur du corps, c'est l'odeur de l'âme qui anime ce corps des pieds au visage, conférant à l'ensemble une apparence parfois agréable, parfois redoutable aux yeux des autres.

Ainsi, il y a ceux qui misent sur ces fragrances raffinées, celles qui incitent à se retourner sur leur passage, intéressé, touché, peut-être déjà charmé. Et puis, il y a ceux dont l'intérêt porte plus volontiers sur l'odeur de l'intériorité, celle qui obéit à un procédé de maturation lent, exigeant, à l'instar d'un bon vin. Une telle odeur, on ne l'emporte pas dans un sac en sortant d'un magasin. Serait-on riche à millions, elle ne s'achète pas. Elle se gagne. Elle se mérite à force de labeur, de chutes et de victoires, de remises en causes, de ces étapes personnelles innombrables sans que personne ne les remarque pour autant, car elles ne sont tout simplement pas faites pour être remarquées. Après tout, on exhibe ce que l'on a, jamais ce que l'on est.

La vie ne se traverse pas d'un trait. Au contraire, elle est marquée par de nombreux moments de recul. Si l'on y songe, le recul est un procédé étonnant et même magique, d'une certaine manière. L'être s'abandonne brièvement pour se retrouver ensuite, changé, plus accompli, plus fort, plus construit. Repères par eux-mêmes car ils sont le berceau où ils naissent et grandissent, les moments de recul sont l'occasion des questionnements fondamentaux. « De quelle nature est l'odeur laissée derrière moi ? », par exemple. 

Dans un monde que la bienveillance fuit de plus en plus, voici bien un questionnement fondamental. Qu'est-ce qui se dégage de ses propres actes, quelle en est leur portée, leur utilité, leur motivation, leur sens ? Quelle trace laisse-t-on derrière soi ? Après un passage quelque part, après une rencontre avec quelqu'un, l'atmosphère devient-elle plus saine, plus lourde ?

Quand au matin on s'éveille, le monde apparaît tel un terrain de jeu où l'on aspire à évoluer, au lieu de n'être qu'un spectateur, certes nécessaire, mais que le rôle de témoin rend malgré tout si passif. Il y a tant de projets à réaliser, tant d'idées à découvrir, tant de liens à construire, tant de profits à réaliser ! En fait, ce monde, on a envie de le conquérir, de se l'approprier. Ce n'est pas en soi une mauvaise chose, puisque chacun a le devoir de se dire que le monde a été créé à son intention[1]. Ce qui est mauvais en revanche, c'est de confondre cette invitation à prendre sa part, avec une invitation à ravir (ou à gâcher) la part des autres.

Et il en existe, des occasions ! Il en existe, des façon de reléguer les autres à une place qui n'est soi-disant même plus la leur, puisqu'elle leur aura déjà été prise. Nos Sages ne soulignent-ils pas que la permission est donnée[2] à l'homme d'agir à sa guise ? Qu'il est facile de faire du mal autour de soi, en toute impunité, comme si même D.ieu ne voyait rien, ne disait rien. Mais c'est une illusion terrible suscitée par D.ieu afin de perdre celui qui aspire à se perdre, conformément au principe : Quiconque vient se rendre impur, on lui ouvre[3] ; quiconque vient se rendre pur, on l'aide[4].

Oui, qu'il est facile de souiller autrui, de le rabaisser, de le mépriser, de le disqualifier, de lui faire honte, de l'effrayer, de le blesser, de le voler ! Ces personnes vulgaires, violentes ou viles dont l'orgueil occupe tant de place qu'il semble en avoir étouffé l'humanité, leur corps peut bien exhaler les plus subtils parfums : leur être profond n'en dégage pas moins une odeur répugnante. Et cet orgueil, oh, cet orgueil ! Hélas, il les aveugle, les laissant croire en vain qu'ils maîtrisent leurs destins, qu'ils acquerront ce monde et l'autre en semant la destruction. Pitoyable existence, si vide de sens…

Quand donc au matin on s'éveille, quelle intention motive l'envie de conquérir ce monde nouveau qui s'offre à soi ? Est-ce pour le sauvegarder, pour y semer une graine ? Ou alors est-ce pour en jouir, pour le consommer et le détruire ? Est-ce pour y vivre aux dépens des autres ? Plus préférable, est-ce pour y vivre parmi les autres ? Ou, ce qui est le mieux, est-ce pour y vivre afin que les autres y vivent ? Selon l'effort, la récompense[5], selon la motivation initiale sera le résultat.

L'odeur laissée derrière soi résulte de la réponse à ces interrogations, que ne craint d'ailleurs pas de se poser[6] celui qui souhaite sincèrement dégager une délectable odeur[7]. L'équilibre humain tient aussi en cela. Un être équilibré c'est un être entier, et un être entier c'est forcément un être conscient, dont l'existence n'est pas déconnectée du monde, dont l'attention est par conséquent portée au monde. 

Finalement, le retour de la bienveillance n'est pas impossible. Il suffirait d'ouvrir grand les fenêtres de l'esprit afin qu'un vent de conscience s'engouffre dans le monde et y laisse un parfum délicat, le parfum de l'ère messianique qui approche, le parfum de la vie qui ne s'arrête jamais.

Notes

[1]  Voir Sanhedrin 37a.

[2]  Voir Avoth 3,15.

[3]  Sous-entendu, on lui ouvre la porte, c'est-à-dire que du Ciel on ne place aucune embûche en travers de sa route.

[4]  Voir Yoma 38b.

[5]  Voir Avoth 5,23.

[6]  Et même aussi souvent que possible !

[7]  Voir Berechith 8,21.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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