Pourquoi la voiture rend-elle agressif ?
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Bien qu'apparemment convenable, la question est très mal posée. En fait, ce n'en est même pas une, puisqu'elle appartient à ces questions purement rhétoriques qui ont déjà valeur de réponses.

Ainsi donc, la voiture rendrait agressif ? Nous croyons que non. Nous croyons grotesque qu'une personne habituellement posée, parce qu'elle s'installerait derrière un volant, se mettrait soudain à invectiver d'autres automobilistes et à montrer encore d'autres comportements agressifs. La vérité est qu'une personne agressive en voiture, est une personne agressive.

Cette lapalissade apparente cache une réalité que l'on a parfois un peu de mal à reconnaître. Le caractère profond de l'individu reste généralement bien dissimulé derrière les apparences, jusqu'à ce qu'un concours de circonstances particulier le fasse se révéler, à l'image de l'arc électrique qui se forme entre ciel et terre et qui permet à la foudre, alors seulement latente, de se manifester.

L'un des exemples classiques, qui s'inscrit parfaitement dans notre sujet, est la colère. Combien de fois ce dévoilement d'un état intérieur aura-t-elle créé la surprise[1] ? Lors d'une manifestation de colère, on est surtout étonné par sa soudaineté et par sa brutalité, qui ne sont pas sans rappeler le phénomène de la foudre. L'instant d'avant, l'atmosphère pouvait être neutre, détendue, voire cordiale ou encore amicale ; et sans crier gare, la colère est venue gâcher ce beau tableau. Mais que s'est-il donc passé ?

Eh bien, rien justement. Il ne s'est rien passé du tout. À prendre l'expression « se mettre en colère » au pied de la lettre, la personne se serait incitée elle-même à exprimer sa colère. Mais c'est faux, elle ne s'est pas mise en colère, puisqu'elle l'était déjà ! Peut importe qu'elle l'était depuis son lever ou depuis quelques minutes à peine. Le fait est que la colère était présente, latente pour tout dire, et qu'il a suffit d'un concours de circonstances pour la rendre perceptible.

Voilà pourquoi nous écrivions qu'il ne s'est rien passé du tout. Pour citer le verset, ce qui a été c'est ce qui sera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil[2]. Au risque de nous répéter, une personne qui se met en colère est une personne qui était déjà en colère.

Pour revenir entièrement à notre sujet, il faut bien reconnaître que sur la route, on est volontiers confronté à de l'agressivité. Est-ce à dire qu'avant même d'avoir démarré, chaque automobiliste serait déjà en proie à une rage intérieure qui n'attend qu'un refus de priorité pour être extériorisée ? Cela ne tient pas la route… si l'on ose dire. Il y a donc autre chose. Il y a une notion dont à peu près tout le monde a entendu parler et qui, en psychanalyse, joue en rôle prépondérant. Nous voulons parler du transfert.

Aussi, qu'est-ce que le transfert ? La notion est vaste. Essayons néanmoins de l'expliquer, avant de comprendre comment le transfert est susceptible de s'immiscer au volant.

Très simplement, le transfert signifie l'action de transférer, c'est-à-dire de déplacer un être ou un objet d'un endroit à un autre. En psychologie, le sens demeure et l'on s'intéresse au phénomène psychique[3] que l'être déplace, c'est-à-dire reporte, de l'« endroit » initialement associé à celui-ci, sur un autre endroit, souvent inattendu. Le transfert, ce serait donc une erreur d'aiguillage qui sort allègrement de son contexte un certain phénomène psychique.

À ceci près qu'il ne s'agit pas d'une erreur. Pour celui qui l'orchestre souvent bien malgré lui, le transfert va de soi.

Prenons un exemple simple, voire simplifié. La nostalgie est un phénomène psychique parmi d'autres. Ce phénomène combine l'empathie et un soupçon mélancolie[4] avec, mettons, le souvenir d'enfance d'un lieu aimé. Supposons maintenant qu'un adulte, au cours d'un voyage dans un pays visité pour la première fois, découvre un cadre qui lui rappelle plus ou moins consciemment ce lieu privilégié de ses jeunes années. S'il se met à nourrir une sympathie naturelle pour les autochtones, ou encore s'il se sent « tout chose » en visitant les lieux, il y a fort à parier qu'un transfert est à l'œuvre.

Ici, la nostalgie de l'adulte s'exprime bel et bien, à ceci près qu'elle est méconnaissable car elle a été sortie de son contexte originel, celui du souvenir d'enfance. Le phénomène psychique a donc été déplacé de son « endroit » originel à un « endroit » inédit.

Il y a tant d'autres exemples de transfert ! En fait, le transfert n'appartient pas au monde de la psychanalyse mais au monde tout court. Il fait partie de la vie. On le côtoie, on l'entretient, on le subit. Il peut même être commode ou utile, si ce n'est nécessaire.

Le transfert, ce peut être le jugement hâtif d'une personne, d'un objet, d'une idée, que l'on s'autorise par commodité ; ce peut être le déplacement d'une tension affective sur une personne « qui n'y est pour rien » ; ce peut être la confiance accordée à un inconnu, pour le simple fait qu'il rappelle une personne appréciée ; ce peuvent être ces modèles relationnels négatifs hérités de l'enfance et depuis longtemps intériorisés, pouvant mener à des névroses d'échec[5] qu perdurent sans la moindre explication logique, c'est-à-dire sans la moindre explication consciente.

Qu'en est-il de la conduite en voiture ?

Nous comprenons qu'elle désigne une situation potentiellement transférentielle. La conduite n'est-elle pas une métaphore de l'existence ? La route de l'asphalte corrobore la route de la vie. On s'insère dans le trafic comme on s'insère en société, on prend son mal en patience dans les bouchons comme dans une expérience difficile, jusqu'au moment où on en sort pour trouver sa place… de parking, évidemment. Dans la vie comme au volant, on parle d'avancer sur un chemin ou de s'y perdre, on valorise la vitesse à laquelle on atteint son but, on essaie de passer devant l'autre pour avoir une chance de profiter avant lui. On double, on pousse, on invective, on disqualifie dans une lutte âpre qui justifie bien des coups bas.

En pareil contexte, le transfert devient l'évidence même, offrant l'occasion d'amalgamer, de confondre, de reporter, de déplacer les émotions ou les enjeux, les angoisses ou les désirs, sur la route de l'asphalte comme sur la route de la vie.

Au-delà de la voiture, nous réalisons combien l'existence fourmille de situations banales où les comportements ne devraient pas être jugés tels qu'ils se manifestent, mais plutôt être interprétés à l'aune d'une grille de lecture qui n'est autre que le transfert. Cet effort d'interprétation, au fond les Sages d'Israël[6] l'avaient déjà pointé du doigt. « Juge tout homme favorablement »[7], enseignaient-ils, comme pour inciter à chercher, à force d'imagination mais aussi de bienveillance, comment l'autre en est venu à appréhender le monde autrement que moi.

Notes

[1]  Tant chez celui qui exprime sa colère que chez sa victime, d'ailleurs.

[2]  Voir Qoheleth 1,9

[3]  Entendons par là un mélange notamment de vécu, de symbolique et d'affect, ce terme désignant la charge émotionnelle connotée à une certaine expérience.

[4]  Il s'agit de l'affect dont nous parlions.

[5]  Nous invitons le lecteur à lire le prochain article, consacré à cette notion.

[6]  Sans pour autant réduire leur enseignement à cela.

[7]  Voir Avoth 5,6.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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