Domination
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Le peuple juif, dans le rôle de bouc émissaire que les nations ont cru commode de lui conférer, est bien souvent, malgré lui, le révélateur de principes que celles-ci projettent sur lui, du fait qu'elles ne parviennent pas à les assumer. On a ainsi voulu faire croire que l'ambition du Juif, qu'un rictus rendait plus menaçant et détestable encore, se réduisait à conquérir le monde. Qu'il était un être d'élite, sûr de lui-même et dominateur[1]. Qu'il avait instauré dans son état nouvellement recréé, un odieux régime d'apartheid.

Est-ce bien « ça », le Juif ? Non, évidemment. « Ça », c'est le fruit d'un processus qui, étonnamment, est parti d'une vérité neutre. Une fois confrontée à la conscience et jugée insupportable, la vérité de départ a été travestie au moyen de fantasmes et d'affects, avant d'être violemment expulsée vers l'extérieur, et même dirigée vers un autre que soi. Pour renvoyer à un article récent, ce processus n'est rien qu'un transfert en bonne et due forme.

Mais laissons plutôt là le sujet de l'antisémitisme[2], pour nous consacrer à la vérité neutre qu'il dissimule profondément, et dont il tire sa justification. Nous voulons parler du fait que l'homme aspire à dominer et, s'il le faut, à écraser.

Pour assouvir leur soif de domination, certains choisissent l'arène politique, qui porte décidément bien son nom. Cependant, la politique n'est pas donnée à tout le monde. Par contre, presque tout le monde travaille. Ainsi le monde de l'entreprise et des affaires est-il littéralement saturé de pressions diverses qui, toutes, visent à la conquête du pouvoir.

Et puis, on rencontre la domination quotidienne, la violence qui passerait presque inaperçue tant elle est devenue banale. Chaque manipulateur sait parfaitement qu'il gagne à rendre l'agression répétitive tout en modulant son degré d'intensité, dans le seul but de la rendre ordinaire, car un phénomène ordinaire devient négligeable… presque pardonnable.

Vie active, couple, cercles d'amis, rapports de séduction, relations socio-professionnelles hiérarchiques, clubs de loisirs : voici là un « terrain de jeu » gigantesque, où ne jouent et ne gagnent que certaines catégories de personnes. On les nomme les prédateurs, les séducteurs, les manipulateurs, les pervers.

Les pervers, écrivons-nous. De fait, la perversion est essentielle à ces stratégies égoïstes orchestrées par des esprits dominateurs qui, pour une satisfaction brève, vide de sens, ne font que ronger la société de l'intérieur. Asservissant parfois le corps, parfois l'esprit, parfois aussi hélas d'abord l'esprit pour ensuite mieux s'accaparer le corps, ils sont ces personnages d'épouvante autour desquels furent créées diverses expressions savantes[3], comme pour mieux conjurer les ténèbres de la nature humaine en ayant recours à la lumière de la connaissance.

Sans vouloir minimiser ou légitimer quelque conduite nocive que ce soi, force est pourtant de constater combien dominer répond à une tendance naturelle.

D'où vient ce besoin d'exercer sa puissance aux dépens d'autrui, sans hésiter à le tromper, à l'utiliser, jusqu'à l'avilir ?[4] Notons bien que la tendance est typiquement humaine. On n'a par exemple encore jamais vu un lion affamé se planter devant sa proie, parader la tête haute et la crinière au vent, non sans lâcher de temps en temps un rugissement puissant, au détour d'une pose mettant en valeur sa musculature. Quand un lion a faim, il tue puis il mange… c'est tout.

Par contre, quand l'homme désire conquérir l'objet (ou la personne) de ses désirs, combien de détours, combien de circonvolutions au cours desquels il n'hésitera ni à se mettre en scène, ni à rivaliser d'intelligence pour écarter des rivaux potentiels ! La domination, généralisable à quantité d'aspects de l'existence, est pour ainsi dire innée. Et quand nous parlons de domination, nous ne nous limitons pas à ses aspects les plus brutaux, mais englobons tous les comportements et autres codes sociaux susceptibles de la signifier.

Répétons la question : d'où vient ce besoin ? La réponse pourra surprendre : du fait que l'homme soit pourvu d'une âme autrement plus élevée que celle des animaux, n'en déplaise au lion qui en est pourtant le roi. Du fait que ses pensées, que ses mouvements, y compris ceux des organes internes dont il profite sans les commander, que sa parole soient rendus possibles par son âme, véritable partie de D.ieu là-haut[5], l'homme est réellement une créature au-dessus des autres. C'est à lui et à aucune autre que D.ieu confia le monde : « Qu'il domine les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, le bétail, la terre entière et sur tout ce qui bouge sur la terre »[6]. On relèvera le verbe du dernier verset…

Oui, il est dans la nature de l'homme de régner, de conquérir, de s'approprier, de transformer, de bâtir. Comme nous le disions, la domination est perceptible dans de multiples domaines.

Constamment présente, est-elle constamment négative pour autant ? Au contraire, parfois elle est nécessaire, parfois elle est néfaste. Parfois elle prépare au meilleur, parfois elle assène le pire. Comme n'importe quel outil, c'est l'intention qui en justifie l'utilisation et la rend soit louable, soit condamnable. L'un des fondements du Judaïsme se trouve ici résumé : tâcher d'orienter chaque tendance humaine vers le bon et le vrai, la tendance à dominer y compris.

Une chose est sure : la tendance à dominer a été donnée à l'homme pour bonifier le monde. Et au-delà du monde des objets, du monde de l'inerte, à bonifier surtout le monde des vivants. Dès lors, quand l'homme détourne cette tendance de son but originel, il entre en contradiction avec lui-même. C'est à son âme qu'il s'oppose ! C'est avec une Volonté positive qui le transcende et quelque part l'oblige, que ses choix égoïstes entrent en contradiction. Pour sortir de son dilemme métaphysique, ou plutôt pour le prolonger en n'ayant d'autre choix que de sombrer dans le déni, il a besoin d'une victime. Un partenaire de jeu qui, lui, ne s'amusera guère car il aura tout à perdre.

Nous retrouvons donc notre bouc émissaire, dont la définition aura cependant été considérablement élargie. Il s'agit d'un partenaire malgré lui, indispensable au dominateur qui veut faire rimer domination avec destruction. Quant à la victime, elle pourra trouver presque impossible de se soustraire à une règle si écrasante. C'est pourtant le prix de sa dignité : refuser d'accepter l'inacceptable.

Notes

[1]  Conférence du général de Gaulle donnée le 27/11/1967.

[2]  Qu'une étude des textes permet d'ailleurs de déchiffrer aisément.

[3]  Pervers narcissique, harcèlement moral, prédateur sexuel, parents toxiques, névrose traumatique ou emprise familiale par exemple.

[4]  C'est à cette gradation que nous pensions en associant le verbe « ronger » aux dominateurs. Au fond, ronger c'est user lentement au point de rendre inutilisable.

[5]  Ici,le mot « partie » ne définit pas un élément constitutif d'un tout, ce qui serait incompatible avec l'unicité divine. Conformément à l'enseignement du Zohar, il est question de Son souffle, si bien qu'en insufflant l'âme à homme, D.ieu transmet une « partie » de Lui sans cesser d'être Un.

[6]  Berechith 1,26.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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