Histoire de la boue
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L'histoire extraordinaire suivante est tirée de notre livre Et par elles, vous vivrez ! (tome 2), actuellement en phase de relecture.


Sommité du mouvement hassidique, Rabbi Israël de Rojin était souvent en voyage. Quand il revenait dans son village natal, il ne manquait pas de rendre visite à son ami Rabbi Meïr, un homme à la fois érudit, riche et charitable.

Un jour, en apprenant justement le retour de Rabbi Israël, Rabbi Meïr nettoya sa grande maison de fond en comble, mit le poêle à chauffer et prépara un repas. Quand Rabbi Israël arriva, il put se réchauffer et se restaurer en compagnie de son cher ami.

Entre-temps, l’arrivée de Rabbi Israël s’était ébruitée et de nombreux villageois se pressaient maintenant devant la maison de son hôte, qui pour récolter une bénédiction, qui pour solliciter un conseil.

On ne tarda pas à frapper à la porte. En ouvrant, Rabbi Meïr découvrit une foule compacte massée devant chez lui. À la vue de ces gens qui attendaient dans la neige et le froid, il invita tout le monde à entrer se réchauffer. Hommes, femmes et enfants s’engouffrèrent sans se faire prier. Certains adultes restèrent debout, d’autres s’assirent où ils le pouvaient. Quant aux enfants, égaux à eux-mêmes, ils s’amusaient, montant sur les meubles, passant sous les tables et les chaises, sautant sur les divans.

En un rien de temps, la maison de Rabbi Meïr devint méconnaissable. Des dizaines de bottes avaient souillé le plancher, tandis que des objets gisaient sur le sol, brisés pour certains. Devant ce désastre, Rabbi Meïr s’écria : « Regardez ! Non, mais regardez ce que vous avez fait de ma maison ! ». Aussitôt, un silence de plomb s’abattit sur la maison. Il y eut un instant de flottement au cours duquel nul ne bougea. Puis, comme si les effets d’un sortilège imaginaire commençaient à s’estomper, une personne se gratta la tête, une autre toussota. Puis tous, comme s’ils s’étaient donné le mot, se mirent à ranger tant bien que mal. On ramassa les objets, on remit les tapis en place, on défroissa les divans, on nettoya les traces de boue alors que Rabbi Meïr assistait à la scène, à son tour incapable de bouger et de parler.

Rabbi Israël s’approcha et entraîna son ami vers une pièce attenante. Il lui dit : « Crois-moi, je comprends ton effarement et ta colère. Cependant, et même si le moment te paraît mal choisi, j’aimerais te raconter une histoire ».

Il était un homme appelé Chim'on. Il vivait avec sa femme, ses six enfants et ses parents dans une misère extrême. Leur maison, si le terme pouvait encore être permis, se réduisait à un amas de tôles où le vent et la pluie s’invitaient librement, et dont la taille était bien insuffisante pour une si nombreuse famille. L’hiver, tous se blottissaient les uns contre les autres dans un coin, le seul endroit où le toit protégeait un peu des intempéries.

Désemparé et honteux de n’avoir que cela à offrir à ceux qu’il aimait, Chim'on se résigna à tout faire pour améliorer leur sort. Un matin, alors que tout le monde dormait, il se leva en silence et partit pour la ville.

Arrivé en ville, il se demanda vers qui se tourner pour travailler et gagner ainsi quelques roubles. Il errait dans les rues, perdu au milieu d’une foule anonyme. Avisant une synagogue, il décida d’y entrer. L’endroit était désert. Son regard se posa sur l’arche sainte, puis il s’assit lourdement sur un banc. Ne pouvant se contenir plus longtemps, il éclata en sanglots.

Chim'on sentit soudain une main se poser sur son épaule. Il se redressa vivement. Un homme se tenait face à lui, l’air compatissant. Quand l’homme lui demanda s’il pouvait l’aider, Chim'on lui narra sa situation dramatique. L’homme tira trois pièces d’or de sa poche et lui souhaita bonne chance.

Avec ce cadeau inespéré, Chim'on courut acheter de la farine, de l’huile et des œufs pour nourrir sa famille, mais aussi du bois pour la chauffer. Quand il s’en revint à la synagogue pour remercier encore son bienfaiteur, ce dernier lui dit : « Tu ne peux pas retourner à ton village chargé comme tu l’es. Emprunte donc mon cheval et ma charrette. La prochaine fois que tu viendras en ville, rapporte-les-moi ».

Ivre de joie, Chim'on accepta et se mit en route. Il progressait avec précaution car des averses avaient rendu les sentiers difficilement praticables. Au détour d’un virage, le cheval finit par glisser, précipitant Chim'on et son précieux chargement à terre. En se relevant, Chim'on constata fort heureusement qu’il n’était pas blessé. Il attendit peut-être une demi-heure dans l’espoir qu’un voyageur se manifeste. Mais personne ne vint et Chim'on comprit qu’il devrait se débrouiller seul. Il tenta de remettre la charrette d’aplomb, sous le regard placide du cheval. Hélas, il avait beau essayer de toutes ses forces, la charrette était si lourde et le sol si glissant qu’il retombait chaque fois dans la boue. Vaincu, Chim'on céda de nouveau au désespoir.

Au loin, le bruit caractéristique d’un attelage se fit entendre. Croyant être le jouet de son imagination, Chim'on tendit l’oreille. Et en effet, peu après, un carrosse tiré par six beaux chevaux apparut.

L’imposante voiture fit halte devant Chim'on. Un homme richement vêtu en descendit, salua et, remarquant la charrette renversée, il appela son cocher à l’aide. Les deux hommes parvinrent à la redresser, salissant leurs vêtements abondamment. Ils chargèrent ensuite les affaires de Chim'on dans le carrosse et attachèrent son cheval et sa charrette à l’arrière. Sans faire cas de ses vêtements couverts de boue, l’homme distingué offrit à Chim'on de le raccompagner chez lui.

À l’arrivée, l’homme déchargea lui-même les paquets, se salissant encore un peu plus. Mais il ne s’arrêta pas là. En constatant les conditions sordides dans lesquelles vivaient Chim'on et sa famille, il lui fit don de six cents pièces d’or. « Prends cet argent, dit-il. Tu pourras acheter une maison décente, de la nourriture et même monter un petit commerce ».

Quelques années plus tard, l’homme distingué quitta ce monde.

Quand son âme monta au Ciel, on l’interrogea au sujet de son honnêteté car il avait été un riche homme d’affaires. Des myriades d’anges accusateurs apparurent immédiatement dans un grand tumulte. À l’évidence, l’homme avait menti, volé, escroqué sans vergogne. Ses nombreuses fautes furent déposées sur l’un des deux plateaux d’une balance qui évaluait ses mérites. L’aiguille penchant entièrement du côté des transgressions. Le sort de cet homme paraissait inévitable et la condamnation allait être prononcée, quand un autre ange se manifesta.

C’était un ange défenseur. Il plaida, rappelant la générosité dont l’homme fit preuve quand il croisa un certain Chim'on. Le mérite correspondant fut placé sur l’autre plateau de la balance, ce qui eut pour effet de redresser un peu l’aiguille. Sur le même plateau, on déposa ensuite les mérites accumulés pour avoir sauvé l’épouse de Chim'on, chacun de ses six enfants, son père et sa mère. Au fur et à mesure, l’aiguille s’élevait vers la verticale. Quand enfin elle s’immobilisa, ce n’était pas encore assez : le poids des fautes l’emportait.

Le mérite pour avoir relevé le cheval et la charrette fut ajouté, amenant quasiment l’aiguille à l’équilibre. Mais les transgressions prévalaient toujours. Alors on apporta la boue avec laquelle l’homme avait sali ses beaux vêtements et son carrosse. Chaque poignée de boue jusqu’à la dernière, on la déposa. L’aiguille passa la verticale et finit par basculer du côté des mérites. L’homme était sauvé.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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