La puissance dévastatrice du bonnet d'âne
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Entre collègues de travail, entre camarades, entre époux, entre maîtres et élèves, entre parents et enfants, les occasions ne manquent pas pour lâcher une critique cinglante. Vous vous rappelez sûrement du bonnet d'âne. Un vestige du passé, vraiment ? Un témoin de l'âge de pierre de la pédagogie ? Non. Le bonnet d'âne n'a pas disparu de la société. Convenons-en, nous rêvons tous de flanquer (virtuellement) un bonnet d'âne sur la tête de certaines personnes dont on affirme qu'elles le méritent bien. Ces personnes qui, à tort ou à raison, réellement ou sur une impression, nous auraient salies, ne mérite-t-elles pas d'être salies à leur tour ? Après tout, ce n'est que justice.

Mais la Torah ne raisonne pas de cette manière.

De manière générale, la Torah porte une attention toute particulière à la souffrance.

Il y a la souffrance des plantes. La Tradition enseigne par exemple : Au moment où l'on coupe un arbre fruitier, une voix retentit d'une extrémité du monde jusqu'à l'autre. Mais la voix ne s'entend pas (Pirqei deRabbi Eli'ezer 34).

Il y a également la souffrance infligée aux animaux, que la Torah interdit formellement. Par exemple, la Torah va jusqu'à ordonner à quiconque posséderait un animal domestique, de lui donner à manger avant qu'il ne s'attable lui-même !
Donnons également l'exemple de l'abattage rituel, ramené ces derniers temps sur le devant de la scène médiatique. Il se pratique sur des animaux dits cachere. Ces animaux sont les seuls dont le système nerveux est fait de telle sorte, que la douleur transmise via un influx nerveux afin d'être ressentie, arrive au cerveau de l'animal… après sa mort. En d'autres termes, l'animal ne ressent aucune douleur : il ne souffre pas. Au passage, toutes les méthodes d'abattage dites « modernes » bafouent allègrement ce principe.

Il y a enfin la souffrance infligée à son prochain, dans laquelle cet article s'inscrit. Il est par exemple écrit : « Ne méprise aucun homme » (Pirqei Avoth 4,3).

Même dans le cadre d'une mitsva, en l'occurrence la mitsva de réprimander son prochain, il importe de veiller à ne pas le blesser. Il est ainsi écrit : « Réprimander, tu réprimanderas ton prochain ; mais ne porte pas de péché sur lui » (Vayqira 19,17). Si la première partie du verset est claire, que signifient les mots « ne porte pas de péché sur lui » ? Ils sont une allusion à la honte, donc à la souffrance, que la réprimande pourrait infliger à notre prochain, si d'aventure elle n'était pas exprimée avec le tact (la Torah parle d'amour) exigé. Ainsi nos Sages commentent-ils ces mots de la sorte : « Ne fais pas blêmir son visage en public » (Rachi ad. ibid.).

Vous rappelez-vous du bonnet d'âne ? Celui que l'on rêve d'enfoncer sur la tête d'untel ou d'untel, non pas dans le cadre saint d'une mitsva, mais dans le cadre d'une pulsion personnelle libératrice ! Il apparaît que ce bonnet peut faire des ravages chez celui qui le pose, car en faisant honte à son prochain, il transgresse une grave faute.

Mais qu'en est-il de celui qui porte le bonnet ? Découvrons donc la puissance dévastatrice du bonnet d'âne. Comme nous allons le voir, la parole blessante s'insinue dans sa victime sournoisement, comme le venin d'un serpent.

Généralement, on peut constater qu'un individu sous le feu de la critique réagit en 5 temps. Nous nous contenterons de les énumérer, chacun pouvant lui-même faire l'objet de plusieurs articles !

Le choc. C'est le contact initial, la découverte du propos malveillant par sa victime. Il s'agit d'une période plutôt trouble, durant laquelle la victime évalue l'agression, mais aussi, ce que l'on remarque moins, durant laquelle elle s'évalue elle-même. Pour certaines personnes dont l'estime de soi aurait été fragilisée, il peut y avoir des moments de flottement, souvent inconscients, souvent brefs, prétextes à se demander : « Et si je le méritais ? ».

Le refus. Il s'agit là de l'expression intime de la pulsion de vie. La victime essaie de se soustraire à la blessure psychique qu'un autre voudrait lui infliger. Elle se protège, elle contre-attaque, elle fuit, elle nie. En un mot, elle refuse d'endosser le rôle dont son agresseur l'affuble. Avec un brin de second degré, disons qu'elle refuse de porter le chapeau.

Le découragement. La réaction de la victime mobilise à son tour l'agresseur. Ce dernier, devant l'éventualité de ne pas se faire entendre, peut devenir plus vindicatif, plus agressif. Il pourra même prendre à partie des témoins, pour ne pas dire des complice. Au bout d'un temps, la victime se décourage. Le bonnet d'âne pourra bien rester sur sa tête.

L'acceptation. Sur un plan symbolique, le Talmud met en parallèle le fleuve et la paix (voir Brakhoth 56b). En vérité, de tous les symboles associés à la paix, le fleuve en est la forme la plus élémentaire. En effet, il symbolise les échanges commerciaux entre deux villes, échanges qui suffisent justement à garantir une certaine paix entre leurs habitants respectifs.
Or on se rend compte, quand on s'intéresse à la richesse de la psychologie humaine, que les modus vivendi justifiant tous types de relations offrent une variété prodigieuse, parfois même inattendue. La personne qui se retrouverait sous le feu d'idées ou de réflexions négatives, peut n'avoir au bout du compte (croit-elle) que la possibilité d'accepter une relation nettement à son désavantage, mais par laquelle elle garderait une place sociale. Il s'agit d'un lien tacite où chacun a sa place, et ceci suffit à former un système autonome qui, s'il fonctionne au détriment d'une partie, a malgré tout le mérite de fonctionner.
Eh bien ! Ce que nous venons de décrire est une forme de « paix ». Une paix absurde évidemment , mais que certains sont prêts à accepter, en particulier dans les phénomènes d'emprise, au sein de la cellule familiale ou dans le monde de l'entreprise.

La complicité. Si elle parvient à ce stade, la victime s'est déjà désengagée d'elle-même. D'une acceptation à contre-cœur, elle passe à une coopération active avec son bourreau. Sans aller jusqu'à parler de masochisme (ce mot fait peur, car on ne peut croire que l'on puisse tirer profit de sa propre destruction), il suffit de tendre l'oreille : quand un supérieur hiérarchique traite par exemple un employé d'incapable et que, au bout d'un certain temps, l'employé finisse par lâcher « Quel imbécile ! » après un échec, pour lui-même ou devant ses collègues, on peut déjà parler de complicité. La blessure a été prolongée activement, presque sciemment (ce « presque » justifie la thérapie), et là réside le symptôme.

Comme nous l'écrivions, ce schéma en 5 étapes est fréquent mais ne prétend pas refléter la réalité absolue. Pourtant, retenons sa trame : ce que nous avons appelé « bonnet d'âne » et qui figure l'agression sociale, est d'une puissance dévastatrice et insoupçonnée. Le mal, d'abord extérieur lors du choc et du refus, finit par pénétrer intimement, incitant au découragement, à l'acceptation, parfois même à la complicité.

À ce titre, quel est l'apport de la construction de soi ? Conférer à l'individu une certaine densité psychique, afin que les agressions extérieures ne puisse pas profiter d'un terrain fertile où s'immiscer puis se développer.

 

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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