La maternelle maudite (partie 2 sur 3)
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Nous terminions le premier volet de cet article sur les mots apparemment protecteurs d'une certaine maman, dont l'enfant fréquentait ce que nous appelons la maternelle maudite. Rappelons son discours : « N'ébruitons pas l'affaire, elle risquerait de porter préjudice à nos enfants quand ils devront se marier »[1].

Ce qui frappe de prime abord, nous semble-t-il, c'est l'anachronisme. En quoi le fait d'ébruiter cette affaire maintenant devrait porter préjudice au minimum 15 années après, alors que l'enfant devenu grand n'aura jamais commis de crime répréhensible au point de penser l'enterrer[2] soigneusement ?

Ce qui frappe ensuite, c'est le lien de cause à effet qui apparaît dans ces mots. Sans trop nous attarder, faisons un détour par la notion de force. De manière générale, les gens perçoivent plutôt la force comme une expression de supériorité, expression volontiers brève et brutale. De manière plus profonde, la force peut être vue tout autrement. Elle peut être vue comme la faculté à surmonter une condition défavorable[3]. En d'autres termes, on sait qu'un individu est fort dès lors qu'il parvient à exprimer la vie[4] après que celle-ci ait été radicalement assombrie… via un traumatisme, par exemple. L'enfant abusé, la femme violentée, le soldat vu la mort en face, l'individu sous emprise, la victime d'une catastrophe naturelle ou d'un grave accident de la route inspirent tellement de force, de respect et de dignité quand, après avoir vécu l'horreur, ils parviennent à vivre tout court.

Ce qui frappe enfin, c'est la corrélation, bien entendu ni volontaire ni consciente[5], entre le silence proposé aux autres parents par cette maman, le silence imposé à l'enfant[6] pendant comme après l'événement traumatique, et le silence qui permettrait à une Direction de sauver la réputation de son école, au mépris de tant de vies abîmées.

Pour quelles raisons convient-il au contraire de parler, de briser le silence afin de diffuser la vérité ?

D'abord parce que c'est un devoir sacré que d'ériger une société juste[7]. Tout ce qui est susceptible de mener la société à sa ruine, il faut bien le dénoncer, l'empêcher, le combattre. Fuir une telle responsabilité, c'est accepter une terre qui dévore ses habitants[8] ou, dit de manière moins imagée, une société qui lèse les individus qui la constituent. C'est en fait se désolidariser de la société, puisque l'on ne se soucie guère de son devenir. Rappelons-nous bien qu'une société pérenne a moins besoin d'acteurs que de bâtisseurs.

Ensuite parce que choisir le silence, c'est un peu choisir l'oubli. Justement, l'oubli est un symptôme à la fois fréquent et handicapant chez les victimes de traumatismes. L'effacement inconscient de sa propre histoire[9], serait alors tristement augurée par ce silence. Un silence qui, fort ironiquement, pourrait par conséquent être vu comme une sorte de sombre présage. Quoi qu'il en soit, derrière ces aspects quelque peu philosophiques, jeter un voile sur la réalité du traumatisme n'est rien d'autre qu'une blessure supplémentaire infligée à l'enfant. Et voir une mère jeter ce voile sur l'enfant qu'elle chérit sans aucun doute, est difficilement supportable.

Autre raison encore, parce que la parole a le pouvoir d'apaiser. Les mots nomment, les mots cadrent, les mots définissent[10]. Grâce à cette limitation heureuse posée par le langage, une souffrance jusqu'alors floue ou cachée peut enfin être appréciée. Tant qu'une souffrance n'est pas nommée, à savoir tant qu'elle n'est pas révélée, elle ronge. Une fois que la souffrance a été nommée, si elle n'est pas vaincue pour autant, sa toute-puissance est néanmoins entamée. Comme si un charme maléfique avait soudain été brisé. Ou, pour le dire plaisamment, la souffrance n'est pas encore surmontée mais elle devient surmontable.

Il y a beaucoup d'autres raisons pour lesquelles, de manière générale et en particulier suite à un traumatisme, parler relève plus de l'exigence que de l'éventualité. Un livre ne suffirait pas à épuiser le sujet. C'est pourquoi, afin de commencer à glisser tout doucement vers la fin de cet article, nous aimerions rebondir sur un autre terme de son titre[11]. Ce termes, c'est « empreinte ». En substance, la parole, en fait l'acte de savoir et de faire savoir, deviendra le flot salvateur qui lavera cette empreinte. Développons à présent la notion.

Le simple nom de pédophilie suffit à révulser. Dans cette maternelle maudite ainsi que nous l'avons sinistrement nommée, nous savons bien ce qui arriva sans avoir à le dire. La violence verbale extrême, la violence physique cruelle[12], les gestes à caractère sexuel mais encore intelligemment ambigus[13], l'agression sexuelle caractérisée, les menaces morbides pour décourager les enfants de parler à papa ou à maman. Eh bien quelle pièce de ce Guehinom[14] désirez-vous visiter ? Nous, aucune. C'est inutile. Même en tant qu'adultes qui savons plus ou moins relativiser les choses, y compris celles-ci , cela n'a aucune importance. Les détails intéresseront le juge, si un jour procès il y a, et s'il n'y en a pas ici-bas, il y en aura un là-haut de toute façon. Chassons donc pour l'heure la précision des mots et des faits, mais sans les oublier puisque nous allons maintenant parler d'eux par abstraction.

Comme dans tout traumatisme, la victime se voit projetée dans un film au scénario absurde. Une scène ou un enchaînement de scènes qui ne ressemblent à rien de ce qu'elle connaît. Ça n'a ni forme, ni logique, ni direction, ni rationalité, ni finalité, ni message. Pour autant, ce n'est pas exactement ce caractère vague qui cause le traumatisme. Ce qui va permettre au traumatisme de marquer sa terrible empreinte, ce n'est pas l'excentricité, la folie ou la monstruosité de la scène : c'est le fait que la victime en fasse partie.

Dans le troisième et dernier volet de cet article, nous nous attarderons sur cette remarque apparemment très anodine. Apparemment seulement…

Notes

[1]  Et ces mot étaient sans aucun doute protecteurs ! Comme à notre habitude, nous visons moins une mise à l'index stérile qu'une réelle invitation à la réflexion. Malgré certains propos ultérieurs qui pourront sembler véhéments, cette maman doit garder notre respect. Ce n'est pas l'être que nous rejetons, c'est plutôt son idée que nous questionnons, pour mieux mettre en lumière un aspect selon nous discutable.

[2]  Le crime, bien entendu ! L'enfant aussi, d'une certaine manière… nous y reviendrons.

[3]  C'est évidemment une définition parmi d'autres ; seul compte le fait que celle-ci ait un tant soit peu de sens et ne verse pas le futile.

[4]  Au bout d'un temps plus ou moins long, l'essentiel étant qu'il donne son fruit en son temps (Tehilim 1,3).

[5]  Ce que nous pourrions appeler une corrélation de fait.

[6]  Ou plus globalement à la victime d'un traumatisme, qu'une forme de pression sociale pousse tacitement à se taire. Et combien il serait intéressant de clarifier la nature d'une telle pression !

[7]  Littéralement. Voir Devarim 4,5 ou Avoth 1,18, parmi une multitude d'autres sources.

[8]  Voir Bamidbar 13,32.

[9]  L'amnésie, en d'autres termes. Nous l'évoquerons dans la troisième et dernière partie de cet article, au travers du cas sidérant d'une jeune femme prénommée Marilyn.

[10]  Les mots ont deux autres vertus que nous n'approfondirons pas ici. Ils expulsent le mal au-dehors de soi, c'est donc un acte de guérison. Ils rendent aussi sa légitimité à l'individu qui les profèrent, car parler c'est être, et après un traumatisme on a grand besoin de se sentir être.

[11]  Le titre de travail, comme nous l'expliquions en préambule de la première partie.

[12]  Des enfants de quatre, cinq, six ans punis en étant littéralement attachés à leurs chaises. Comme un écho nauséabond, plus encore en école juive, des méthodes prônées par un certain Moritz Schreber, dont les férus de psychanalyse aurons reconnu le nom de son fils, le fameux Président Schreber.

[13]  De cette intelligence dérangée mise au service du mal.

[14]  Les Sages appellent Guehinom, L'enfer, tout lieu vide de la moindre spiritualité.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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