Traiter de l’anorexie n’est pas facile, sûrement du fait que le phénomène est assez méconnu. On en entend souvent des échos par les médias, en apprenant par exemple que telle célébrité est devenue anorexique. Sans pour autant savoir si c’est une mode, une tendance esthétique, ou une maladie avec ses symptômes apparents et ses mécanismes cachés.
Comme tout ce que l’on connaît mal, l’anorexie effraie. Parfois même, il faut bien reconnaître que le sujet est tabou. Ceci est d’autant plus regrettable que l’anorexie est bel et bien une maladie, c’est-à-dire un processus qui cause de la souffrance à la personne qui en est l’objet. Au moins pour cette raison, il nous a semblé nécessaire de mettre un peu de lumière sur cette zone d’ombre, en proposant deux pistes de réflexion pour comprendre l’anorexie, sans d’ailleurs prétendre à une analyse exhaustive.
Pour commencer par l’épineux problème de la définition (épineux car définir amène nécessairement à limiter), l’anorexie est un trouble comportemental. Comprenons ces mots de la manière la plus littérale qui soit : un comportement apte à semer le trouble dans la vie, l’esprit, l’entourage du sujet. Ce trouble comportemental s’exprime par le refus de s’alimenter. On parle bien ici d’une volonté d’imposer une souffrance à son propre corps, en sachant bien les conséquences inévitables, notamment la sensation de faim comme nous le comprendrons.
Le principe étant posé, tentons de l’expliquer d’une première façon.
Pour l’énoncer directement, l’anorexie a un certain lien avec le fantasme de toute-puissance, c’est-à-dire avec l’illusion d’un pouvoir immense sur le monde que facilite un ego bien installé. Pour comprendre ceci, il faut passer par un principe général qui peut dérouter quand on le découvre. Il s’agit du « profit » que le sujet retire de son trouble psychique ou comportemental.
Le mot, déconcertant dans un tel contexte, fort même, est lâché : le profit. Il n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre. Comment une personne saine d’esprit pourrait-elle profiter d’un processus qui lui ferait du tort ? Justement et sans connotation péjorative, parce qu’elle n’est pas saine d’esprit. Elle souffre. Et son esprit, troublé, en vient à confondre ce qui lui sert et ce qui lui nuit. Dans ses représentations du monde aux repères altérés, ce qu’elle nomme « profit » ou progrès n’est que pure destruction. Mais cela, elle ne le voit pas. Alors, dans sa confusion, cette personne met en branle un mécanisme qui lui fait du mal, tout en étant persuadée du contraire.
L’anorexie en est un exemple parmi beaucoup d’autres. Dans ce comportement, le sujet se valorise à ses propres yeux, ce qui n’a en soi rien de condamnable, sauf que sa valorisation est aidée par des processus, disons, anormaux. Le contrôle de son corps, de ses besoins physiologiques, lui permet de nourrir son ego. Il est là, son profit. C’est l’idéal du moi qui touche au fantasme de toute-puissance : mon corps est trop parfait pour s’abaisser à ingérer et à rejeter de la matière. Mon corps est trop sublime pour fonctionner comme les corps des autres, de manière mécanique, prévisible, au point d’en devenir presque vulgaire.
Fournissons maintenant une seconde grille de lecture de l’anorexie, très différente.
L’anorexie peut s’installer suite à une difficulté à s’investir dans le monde. Dans un article précédent, nous évoquions la nécessité pour l’être humain d’avoir des interactions avec ce que le monde lui offre (nous parlions du besoin objectal). Le désir, l’objet du désir, l’investissement dans l’objet du désir, la sensation d’accomplissement, font partie de la vie et s’enchaînent dans cet ordre. D’abord l’être désire (c’est-à-dire qu’il rêve, ambitionne, projette), son désir se focalise alors sur un « objet » au sens large (circonstance, autre personne ou effectivement objet inerte), l’investissement personnel qui s’ensuit cristallise le lien avec l’objet et la réalisation de ses potentialités inhérentes, et enfin cet investissement conduit à un état de bonheur, de plénitude, car alors l’être sent qu’il s’est réalisé.
Mais chez l’être qui, pour différentes raisons, a du mal à s’investir dans le monde comme nous l’écrivions, le schéma est tout autre. Il ne parvient pas ou il ne sait pas se lier aux potentialités que le monde lui offre. Chez lui, la norme c’est le non-lien, la non-possession, le non-plaisir. En fait, c’est le manque permanent. C’est bien là, dans le non-investissement, qu’un tel être est susceptible de… s’investir, paradoxalement. L’anorexie lui en fournit justement l’occasion, puisque ce mécanisme reproduit en « circuit fermé », sur son propre corps, ce qu’il expérimente dans la vie de tous les jours et à quoi il s’est habitué. L’absence d’investissement, le déni de l’apport extérieur, est devenu son lot. Alors il l’exprime au travers de son corps dans une sorte de mise en scène intime, car le corps est finalement le seul objet sur lequel il parvient à exercer une certaine maîtrise.
Selon cette seconde grille de lecture, ce n’est pas tant que l’anorexique se refuse le droit de manger. C’est plutôt qu’il exprime le fait que le monde lui « refuse » le droit de le manger, si l’on peut dire. De ce point de vue, l’anorexie est la métaphore d’un malaise existentiel global, loin de se cantonner au physique.
Au fond, qu’il ait succombé à une illusion de perfection ou qu’il se soit résigné à se couper du monde, il est bien là, le « profit » de l’anorexique. Il est bien là, son mal. Trouver sa satisfaction dans l’insatisfaction.