Le remède au fantasme d'éternelle jeunesse (partie 2/2)
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Les 3 piliers du fantasme d'éternelle jeunesse

Paroxysme de la tyrannie de l'image, la chirurgie esthétique permet de rêver secrètement à la vie éternelle tout en repoussant, pour quelques années, l'apparition des marques du vieillissement. Pourtant la femme (son exemple nous semble le plus emblématique) de cinquante ans au corps élancé, au visage éclatant montre des contours encore fermes, à la chevelure souple et brillante, cette femme-là est-elle plus jeune ? Non, évidemment. Elle paraît plus jeune, mais elle n'est pas plus jeune. Elle le sait au fond d'elle-même, mais non pas l'œil qui l'observe, y compris le sien. L'image procure une illusion rassurante et, au fond, c'est bien là tout ce qui compte.

Osons la question : pourquoi la vieillesse effraie-t-elle ? Le sujet est vaste. Contentons-nous de proposer trois pistes de réflexion, à commencer par la peur de ne pas appartenir à un groupe.

Quoi qu'il en dise, l'individu a besoin de la masse. Pour s'épanouir, il lui est nécessaire de se sentir utile à la société, de participer à sa pérennité. Un autre bénéfice lui profite : l'assurance ressentie en s'identifiant aux idéologies et comportements qui y ont cours. C'est que l'homme a besoin de faire comme l'autre (et aussi de voir l'autre faire comme lui). Citons le Rambam :

Il est dans la nature de l'homme que son caractère et ses actes soient influencés par ses amis et ses prochains, et qu'il suive les normes de conduite de son pays.
Michnei Torah, Hilkhoth De'oth 6,1

Pour revenir au sujet, quand une personne cesse de paraître jeune, elle se désolidarise (malgré elle, mais le fait est là) d'une sorte d'idéal entretenu par la société. L'idéal du citoyen ivre de reconnaissance sociale, car dynamique et utile. Nous pourrions aller jusqu'à dire que son existence serait quasi uniquement justifiée par la fraîcheur qu'il insuffle à la société.

Or, la personne qui vieillit ne quitte pas « l'élite jeune » tant convoitée : elle en est purement et simplement chassée. Elle perçoit les regards, entend les on-dit, capte les sous-entendus, devine l'hostilité silencieuse. Et pour ne pas avoir à subir la honte d'un bannissement forcé, tacite, inévitable, elle s'astreint à un curieux jeu de rôle : paraître jeune le plus longtemps possible.

La seconde raison justifiant le fantasme d'éternelle jeunesse réside dans la peur de la mort.

Comment ne pas constater qu'en entretenant le fantasme de jeunesse éternelle, ou du moins en le prolongeant autant que faire se peut, la société s'est piégée elle-même ? Tout être avisé sait bien que ce monde n'est pas éternel. Comme l'enseigne la Tradition, le monde doit durer six mille ans ; deux mille ans de vide, deux mille ans de Torah , deux mille ans de période messianique ('Avoda Zara 9a). En opposant un déni à cette réalité, notre génération avide de laïcité plus que de connaissance de D.ieu, se condamne à refuser de comprendre ce qu'est la vie.

La portée de cette incompréhension est double.

D'une part, la vie ici-bas risque de ne pas être appréhendée pour ce qu'elle est véritablement. Nos Sages enseignent que ce monde est pareil à un vestibule précédant le monde à venir (Pirqei Avoth 4,16), incitant à le voir d'abord comme un passage, ensuite comme un endroit où une certaine action est requise : « Prépare-toi dans le vestibule avant de pouvoir entrer dans le palais » (ibid.). Quiconque ignore ceci ou le rejette risque de traverser ce monde tout en étant tragiquement persuadé qu'il s'agit du premier et du dernier. Comme il est alors facile de justifier tous les excès d'un « On ne vit qu'une fois ! » ou, pour citer un verset : « Mangeons et buvons car demain nous mourrons ! » (Yecha'ya 22,13).

Mais non, on ne vit pas qu'une fois ; non, demain nous ne mourrons pas.

On vit dans ce monde et dans l'autre, dans le 'olam hazé (« ce monde-ci ») et dans le 'olam haba (« le monde qui vient »), bien que l'on n'y vive pas de la même manière, puisque ces mondes sont de nature très différentes. Pour citer le Rambam une nouvelle fois :

Dans le monde futur, il n'y a ni corps, ni matière, mais uniquement les âmes des justes, sans corps, comme les anges de service. Étant donné qu'il n'y a point de matière, manger, boire, et toutes les choses dont les corps ont besoin en ce monde n'existeront plus. Aucun des phénomènes corporels qui existent en ce monde, comme la position assise, la position debout, le sommeil, la mort, la mélancolie, la plaisanterie, et ce qui est semblable, n'existera.
Michné Torah, Hilkhoth Techouva 8,1

En tout état de cause, avant de goûter à la récompense des justes donnée dans le monde à venir (Pirqei Avoth 2,16), on aura pu subir plusieurs passages ici-bas, en diverses époques et divers lieux, peut-être parce qu'à chaque passage on se sera trompé en s'imaginant justement : « On ne vit qu'une fois ».

Sur un autre plan, prétendre que la jeunesse constitue l'essentiel de la vie en ce monde, c'est nécessairement s'empêcher de vivre les autres périodes par lesquelles D.ieu a tenu à faire passer l'homme (l'enfance, l'âge adulte, l'âge mûr, la vieillesse), et balayer aveuglément la logique de leur enchaînement.

Prenons-en conscience. Une jeunesse prolongée qui avalerait nos vingt ans, nos trente ans, nos quarante ans, nos cinquante ans et pourquoi pas davantage n'est rien d'autre qu'un espoir insensé. Et comme il est regrettable de gâcher sa vie à cause d'une vision à ce point faussée ! Car si la société pousse à une telle utopie, D.ieu, quant à Lui, ne l'a jamais exigée.

Il serait tellement plus judicieux d'étudier la Torah, qui voit ces périodes comme autant d'occasions de s'épanouir, non de se désespérer chaque fois davantage.

À cinq ans, la Torah écrite ; à dix ans, la Michna ; à treize ans, les commandements ; à quinze ans, le Talmud ; à dix-huit ans, le mariage ; à vingt ans, la course (à la subsistance) ; à trente ans, la vigueur ; à quarante ans, l'intelligence ; à cinquante ans, le conseil ; à soixante ans, l'âge mûr ; à soixante-dix ans, la vieillesse ; à quatre-vingts, la puissance ; à quatre-vingt-dix ans, (on marche) courbé ; à cent ans, c'est comme si on était mort, (que l'on avait) passé, (que l'on était) effacé du monde.
Pirqei Avoth 5,21

La troisième et dernière raison, que nous avons d'ailleurs touchée du doigt, c'est la totale incompréhension de ce qu'est la vieillesse.

Pour beaucoup, la vieillesse est d'abord laide. Elle est aussi inutile. La vieillesse, c'est la déchéance humaine, le terme implacable d'une vie qui se veut belle seulement durant les quelques premières années. Et puis la vieillesse fait peur. C'est l'antichambre de la mort, de la fin, du néant. C'est la sinistre promesse de la tombe, de cette compagnie souterraine grouillante, immonde. C'est la perspective d'une solitude éternelle, devant l'insolente indifférence des vivants qui, eux, continueront à se mouvoir au-dessus de nos têtes.

Cette mise en mots, pour brute qu'elle paraisse, pourrait néanmoins faire écho aux symboles tapis dans l'inconscient collectif.

Alors en effet, si c'est bien cela la vie, si c'est un aller simple vers la terreur sourde que la vieillesse inspire, comment de pas être tenté d'aller chercher refuge dans l'imagination en s'accrochant à ce fantasme d'éternelle jeunesse ? Pour l'homme en quête perpétuelle de bonheur, une chimère agréable vaut mieux qu'une réalité implacable.

Au fond, pourquoi la beauté ?

Et d'abord, quel mal y a-t-il à paraître belle pour une femme ? N'est-ce pas là une saine part de sa nature ? Même nos Sages écrivent : les femmes d'Israël possédaient des miroirs dans lesquels elles se regardaient lorsqu'elles se faisaient belles (Rachi ad. Chemoth 38,8), miroirs grâce auxquels la cuve en cuivre (Chemoth 38,8) du Tabernacle fut fabriquée !

Pour comprendre en profondeur comment la Torah considère la coquetterie féminine, il faut commencer par rappeler l'enseignement du roi Chlomo :

Mensonge que la grâce ! Vanité que la beauté ! La femme qui craint D.ieu est seule digne de louanges.
Michlei 31,30

Ainsi, la grâce est de l'ordre du mensonge. Comprenons bien. La caractéristique première du mensonge est de ne pas durer, ce qui fait dire à nos Sages qu'un mensonge ne contenant pas un peu de vérité au début ne se maintiendra pas finalement (Rachi ad. Bamidbar 13,27). En lui-même, le mensonge n'a aucune vérité (comprendre : aucune existence) propre !

Quant à la beauté, elle n'est que vanité. En hébreu, ce terme (« hevel ») signifie « buée », cette vapeur qui part aussi vite qu'elle s'est formée car c'est un élément qui n'a aucune consistance (Metsoudath Tsion ad. Michlei 31,30).

Si la beauté est donc mensonge et vanité, ce n'est pas qu'elle doive être mésestimée, blâmée ou, pire, diabolisée. Si D.ieu a voulu qu'elle ne dure pas, c'est notamment pour amener l'homme à réaliser qu'elle ne peut être un but. Si on s'y accroche, si on en fait un but, la beauté devient une chimère. Elle est plutôt un moyen pour atteindre un autre but, imprégné de vérité celui-ci, car essentiel : il s'agit de la mitsva, seule richesse que l'homme emporte de ce monde quand il le quitte.

Par exemple, grâce à sa beauté, une épouse renforce l'attachement de son mari pour elle. Pour citer une autre partie du commentaire de Rachi cité plus haut, voici comment les femmes d'Israël utilisaient leurs fameux miroirs :

Quand leurs maris étaient épuisés par leur dur labeur, elles allaient leur apporter nourriture et boissons. Elles leur donnaient à manger puis elles prenaient leurs miroirs. Chacune se regardait dans le miroir avec son mari et elle lui disait tendrement : « Je suis plus belle que toi ! ». Elles éveillaient ainsi le désir chez leurs maris, elles s'unissaient à eux, tombaient enceintes et accouchaient.
Rachi ad. Chemoth 38,8

Quand la beauté est ainsi sublimée, elle cesse de n'être que mensonge et vanité. Donnée par D.ieu, elle est ensuite mise à Son service ou, pour utiliser le vocable de la Michna, elle lui est rendue : Donne-Lui de ce qui est à Lui, car toi et ce qui t'appartient êtes à Lui (Pirqei Avoth 3,7).

Par contre, quand la beauté devient l'objectif, c'est-à-dire quand les efforts déployés à l'entretenir ou à la valoriser deviennent déraisonnables (du point de vue psychologique) ou échappent au cadre de la mitsva (dans une approche plus religieuse), elle n'est déjà plus rien, n'ayant plus guère d'avenir que la buée qui s'efface.

Au risque d'être cru, peut-être certaines femmes penseront que paraître jeunes le plus longtemps possible (sous-entendu, plus que de raison : notre propos n'est pas de blâmer la coquetterie féminine) serait le moyen de garder leurs maris ? À cet espoir curieusement mêlé de crainte, nous opposerions une Michna : Tout amour qui dépend d'un facteur disparaît quand le facteur (lui-même) disparaît (Pirqei Avoth 5,16). En d'autres termes, si l'amour du mari pour sa femme repose sur son apparente jeunesse, c'est effectivement que cet amour est condamné à cesser un jour.

Au lieu de fuir l'évidence et reculer au maximum le moment où l'amour n'aura plus la moindre raison d'être, mieux vaut en développer des aspects plus profond, car quand il (l'amour) ne dépend d'aucun facteur, il dure à jamais (ibid.).

Le remède au fantasme : l'exemple d'Avraham Avinou

Voici plutôt le secret susceptible de déchirer le fantasme d'éternelle jeunesse, à la manière dont on déchirerait un voile altérant la réalité. Un secret également apte à empêcher, et avant tout à identifier les conduites insensées qui prolongent naturellement ce fantasme.

La peur de la vieillesse n'est rien d' autre que la peur de se voir tel que l'on est.

Cette première définition reste approximative. Toutefois, avant de la compléter par un détail notable, réalisons déjà sa portée. À trop vouloir incarner la jeunesse par l'utilisation du maquillage et autres produits cosmétiques, par la résignation à un régime draconien, par le recours à la chirurgie esthétique, mais aussi par le comportement, la culture, l'habit ou le verbe, à trop vouloir incarner la jeunesse donc, on perd l'habitude d'être, puisque l'on a développé l'habitude de paraître.

Dès lors, quand on se regarde (au propre comme au figuré), on ne se voit plus. Ce que l'on perçoit, c'est la tyrannie impitoyable évoquée dans la première partie de cet article. Au risque d'user de formulations alambiquée, on ne peut plus être tel que l'on est, puisque l'on ne prend pas le temps de se connaître ; on ne peut pas davantage être tel que l'on voudrait être, puisque la superficialité et l'absence de connaissance de soi empêchent toute projection (appelons-la l'ambition ou l'idéal) ; on ne peut pas non plus être tel que l'autre voudrait que l'on soit, étant bien trop replié sur soi-même pour prétendre deviner ses pensées.

Alors qui est-on au juste ? Eh bien, il semblerait que l'on soit tel que l'on imagine que l'autre aimerait nous voir. Une vision de l'existence assez compliquée, on en conviendra !

Poussé par le vent violent des fantasmes, nous avons quitté les rivages de la réalité depuis longtemps… On n'est plus guère capable de s'assumer, empêchés par une sorte d'angoisse sourde. En première analyse, nous écrivions que l'on a peur de se rencontrer. Nous pouvons maintenant nous permettre de préciser : on craint de rencontrer le vide béant à l'intérieur de soi, ce même vide que le piège de l'imitation entretient allègrement.

Oui, le vide effraie l'homme. Il l'étourdit littéralement de stupeur, en référence au commentaire : l'homme est frappé d'étonnement et de stupeur en présence du « vohou ». En français médiéval : « estordison ». « Vohou » signifie vide et solitude (Rachi ad. Berechith 1,2).

Alors quel est le remède ? Où réside cette clé qui permet d'appréhender la vieillesse comme une étape à vivre (nous pesons le mot) et non comme une dernière et funeste répétition avant la triste parade de la mort ? La clé réside dans un verset à la lecture duquel, pour employer une métaphore, on comprend la vieillesse comme un champ promettant une riche moisson, non comme un morceau de terre aride. Et Avraham était vieux, avancé en jours (Berechith 24,1).

Ici, la vieillesse est mentionnée explicitement. Le sujet de la phrase est Avraham, comme si le verset nous soufflait que s'il existe de nombreuses manières de vieillir, la meilleure est l'exemple d'Avraham. Et comment la Torah caractérise-t-elle la vieillesse d'Avraham ? Il était avancé en jours, ou, plus textuellement, il était venu dans les jours (« ba bayamim » en hébreu). Comprenons bien la sémantique de l'expression : les jours n'étaient pas venus à lui, l'enveloppant inéluctablement des affres de la sénilité ; lui était plutôt venu dans les jours. La nuance, remarquable, est ainsi expliquée par nos Sages : il était venu, et ses jours avec lui.

L'intensité de l'existence d'Avraham, son abnégation à vivre chaque jour de sa vie, sa recherche permanente de l'essentiel, son application à faire pénétrer la volonté divine jusque dans la vie matérielle, firent de lui un vieillard comblé.

En guise de conclusion…

Devons-nous maintenir qu'en ce monde, l'éternelle jeunesse est un fantasme, qu'elle n'existe pas ? En fait, l'éternelle jeunesse y existe, mais à la manière dont existent toutes sortes d'embûches. Le fantasme d'éternelle jeunesse est l'un des pires. C'est un voleur d'existence, une promesse qui ne sera jamais tenue, un mensonge annonçant une cruelle déception, ravissant nos vingt ans, nos trente ans, nos quarante ans, nos cinquante ans et plus encore, ravissant même notre vieillesse.

Les apparences ne nous serviront à rien dans le monde à venir, puisque le monde à venir est un monde de vérité et que la vérité se situe aux antipodes de l'apparence. Ayons la sagesse de comprendre que la seule vie susceptible de remplir ce que nos Sages appellent un vestibule (Pirqei Avoth 4,16), c'est l'essentiel que nous y faisons pénétrer. Ainsi, nous nous inscrirons véritablement dans l'Histoire car nous aurons été. Et puisque nous aurons été, nous aurons, vieux ou même déjà jeunes, quelque chose à transmettre à ceux qui nous survivront. Vivre, n'est-ce pas aussi cela ?

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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