Comment gérer une personne qui n'a plus goût à rien ?
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Comment gérer une personne qui n'a plus goût à rien ?

Chère Ra'hel,

En premier lieu, je tiens à vous remercier d'avoir posé cette question, parce qu'elle concerne beaucoup de monde : la personne qui est à bout évidemment et son entourage, qu'il soit direct ou non.

Passons pour le moment (mais j'y reviendrai) sur l'état d'enfermement que ressent la personne n'ayant plus goût à rien. Le fait est que son entourage remarque cet état. Sans que ceci constitue le moins du monde un jugement, une personne à bout n'est pas seulement morte psychiquement : elle devient aussi mortifère, c'est-à-dire qu'elle sème le désespoir sur son passage. Or ce désespoir est détestable car il est perceptible et contagieux.

Ne limitons pas cette histoire de désespoir rimant avec la mort, à une écriture grandiloquente. La Torah elle-même y fait allusion : Qaïn en fut profondément affligé et ses (traits de) visage tombèrent (Berechith 4,5). Quand Qaïn vit que son offrande ne fut pas agréée par D.ieu alors que celle de son frère, Hevel (Abel), le fut, ses (traits de) visage tombèrent, laissant celui-ci sans expression. Nous connaissons ces visages inexpressifs, qu'aucun sentiment ne semble parvenir à animer. Ce sont les visages des personnes attristées, des personnes rongées par doute, des personnes qui n'ont plus goût à rien, Ra'hel, pour reprendre les termes de votre question. Au paroxysme, ces traits figés qui dérangent et même effraient, force est de l'admettre, ce sont les traits d'un défunt. Un visage vide de vie car vide d'expression.

Difficile donc (pour ne pas dire impossible) de rester insensible à la personne dont le visage inerte reflète la souffrance intérieure.

Pour citer un autre exemple, pensons la question que Phar'o posa à Ya'aqov : « Quel est le nombre des années de ta vie ? » (Berechith 47,8). C'est une question déconcertante, qu'un roi n'aurait d'ordinaire pas l'idée de poser à une personne encore plus respectable ! Mais si nous laissons à nos commentateurs le soin d'en préciser le contexte, cette question devient plus naturelle.

Car lorsqu'il l'a vu[1] extrêmement âgé, avec ses cheveux et sa barbe blancs à cause de sa vieillesse, il a questionné de la sorte. Et il (Ya'aqov) lui a répondu : « Les années de mes séjours sont de 130 ans. (Elles furent) courtes et malheureuses (…) (Berechith 47,9), c'est-à-dire : « Ces années-là ont été courtes pour moi, du fait des malheurs que j'ai endurés, si bien que la vieillesse m'a prise ».
Da'ath Zeqenim ad. ibid.

C'est en voyant le visage d'un homme fatigué par les épreuves, que Phar'o, sans doute troublé, ne put s'empêcher de demander son âge.

Ceci conclut le premier point que je tenais à mentionner : la souffrance d'un individu à bout est communicative, ce qui fournit une raison supplémentaire pour lutter contre elle.

J'en viens maintenant au cœur de la question, avec l'une des vérités les plus simples et les plus ardues qui puissent exister. Un Midrach relate la visite d'un vieillard extrêmement désagréable dans la fameuse tente d'Avraham. Parce que ce vieillard était insatisfaisable, Avraham ne put le satisfaire, ce dont le vieillard se plaint à D.ieu. Or nous savons que D.ieu est proche des cœurs brisés (Tehilim 34,19). Aussi D.ieu écouta-t-Il la plainte de ce vieillard, puis Il dit à Avraham : « Voici 80 ans que Je te supporte ; ne pouvais-tu pas le supporter quelques instants ? ».

Cette question révèle la pierre angulaire de toute vie sociale : se supporter mutuellement.

De par notre seule nature, nous « pesons » sans le vouloir sur notre prochain. Il n'est en effet pas habitué à notre nature, puisque tout comme l'esprit de chacun est différent, le visage de chacun est différent (Berakhoth 58a). L'inverse est évidemment vrai, si bien qu'une relation saine passe par l'acceptation des différences. Un discours humaniste ? Non, un enseignement divin.

Voir l'autre craquer, surtout s'il s'agit d'un proche, est difficile à supporter. Par bienveillance, on répugne à voir l'être aimé dans la détresse ; par égocentrisme, on n'aime pas voir se dérober l'épaule sur laquelle on s'appuie d'habitude. L'épreuve réside là, justement : supporter ce « surpoids » psychologique que l'être aimé nous impose, bien malgré lui.

Autre élément de réflexion, ne plus avoir goût à rien est pour ainsi dire un état de renoncement définitif.

Or (je pèse bien mes mots) il n'est pas normal d'en arriver à un point où l'on ne puisse plus rien accepter. Loin de moi l'idée de condamner qui que ce soit ! Je souhaite par contre amener à réfléchir sur le fait qu'une rupture a forcément des signes avant-coureurs. Et si rupture il y a, c'est qu'aucun dialogue (terme à prendre au sens plus large de « lien ») entre ces signes et l'être n'a jamais existé.

Ce fait est profondément préjudiciable. J'insistais sur ce point dans une précédente publication : fuir sa souffrance c'est déjà se condamner. Accepter sa souffrance, sa limite par là même, c'est sans doute se protéger d'un refus généralisé, lequel, quand il survient, est autrement plus délicat à négocier qu'une faiblesse passagère.

En tout état de cause, la clé réside dans l'expression du mal. Dans sa sagesse, le roi Chlomo enseignait : « Un souci dans le cœur de l'homme ? Qu'il en parle » (Michlei 12,25). Le commentaire de Rachi est très évocateur : « Qu'il le sorte de sa tête ».

Ainsi, Ra'hel, il n'y a pas à gérer une personne à bout de forces. Il y aurait plutôt lieu de l'aider à faire sortir de son esprit ce souci qui le meurtrit. Beaucoup connaissent le célèbre verset : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Vayiqra 19,18) ; mais combien continuent à considérer leur prochain comme tel quand celui-ci devient moins agréable ? La mitsva demeure pourtant…

Notes

[1]  Lorsque Phar'o a vu Ya'aqov.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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