Le mensonge : plus qu'une tentation, une promesse
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Si les contes pour enfants séduisent jusqu'aux adultes, c'est peut-être parce que la distance entre le désir et sa réalisation y est ténue. Dans les contes pour enfant il suffit de rêver sa réalité pour, déjà, vivre son rêve.

Il existe ainsi des mondes de facilité, d'immédiateté où il fait bon se réfugier, à défaut d'y vivre. Car non, comme le regretteront certains, on ne peut pas vivre dans ces mondes. Ils ne créent rien, n'apportent rien… à part du rêve. Et c'est d'ailleurs l'essence même de ces mondes, dont le rêve est à la fois le point de départ, le support et l'espoir.

Or tout adulte, du moins quand il sait reconnaître aux contes pour enfants leur place véritable, admet sans difficulté que le rêve qu'ils charrient n'est que du vent. Oh ! Un vent pourtant si doux, un vent parfumé, délicieusement enivrant. Un vent puissant aussi, mais jamais brutal ou contraignant et qui, en un instant, peut nous transporter vers celui ou celle que nous… rêvons d'être, à défaut de l'être effectivement.

De ces mondes pétris d'idéal et de plaisir, il est parfois difficile de s'extraire pour en côtoyer d'autres, plus terre-à-terre, où la contrainte ou la douleur résistent et demeurent, sans être dispersées par le vent du fantasme. Le monde du réel est celui de la limite. C'est aussi le monde de l'effort, cet effort qui éloigne le rêve du rêveur, en chassant au loin la concrétisation du désir, c'est-à-dire le profit, la jouissance.

On pourra certes arguer qu'un monde gouverné par les fantasmes ne vaut guère mieux. En guise de maigre et d'unique profit, il n'a qu'une illusion à offrir. Mais au moins, l'illusion n'est pas totalement irréelle, n'est-ce pas ? Cette fantaisie, elle est là, en nous. Nous la contenons, la créons, la modelons, au mépris des règles puisque les règles c'est nous qui les édictons. 

Que peut-il donc manquer à ce monde pour y croire vraiment ? Que d'autres y croient, peut-être.

Oui, que cette jeune femme reconnaisse en notre personne son avenir, et espère en secret une demande de mariage qu'elle agréera d'un sourire ravi. Que ces parent si peu enclins à accorder leur confiance, nous prennent enfin au sérieux et acceptent de croire en nous. Que ce camarade d'école dont nous sommes le souffre-douleur se confonde en excuses, comme soudain frappé par un coup… À un coup de pied que nous aimerions bien lui rendre, pour une fois. Mais non, c'est trop dur, c'est trop « réel ». Alors peut-être qu'un coup de baguette magique fera l'affaire finalement, le temps d'un fantasme éveillé tellement plus commode, tellement plus à portée.

Ces exemples, comme d'autres encore que le lecteur pourra imaginer, invitent à la même conclusion. D'un côté, le fantasme est ultra plausible ; de l'autre, il ne l'est que pour celui qui l'alimente. Et si, d'un second coup de baguette magique justement, ce fantasme devenait pour ainsi dire généralisé ? Si tout le monde se mettait à y croire ? Si les réalités des autres se superposaient à mon fantasme sans qu'ils ne s'en doutent ? L'illusion serait parfaite. Eux vivraient dans mon rêve, et moi dans leurs réalités

Ce subterfuge, qui n'a plus rien de féerique, se nomme le mensonge.

Fantasme et mensonge se ressemblent. Tous deux sont aisément accessibles, donnant une impression d'accueil, d'ouverture… de l'extérieur. De l'intérieur au contraire, ils révèlent un système refermé sur lui-même et, très cyniquement, ne profitent (et si peu !) qu'à quiconque accepte d'en demeurer prisonnier. Au surplus, fantasme et mensonge sont l'antichambre la tristesse si on est seul à y croire. Aussi, un « mensonge heureux » est forcément un mensonge partagé, un fantasme qui devient une réalité aux yeux du monde et dès lors, mais c'est au fond un autre mensonge, une réalité à ses propres yeux.

Voilà pourquoi certains adultes, pourtant supposés équilibrés et matures, tombent dans le piège du mensonge généralisé. Ils s'inventent une vie, se mettent dans la peau d'individus parfois étonnamment loin de ce qu'ils sont, voire de ce qu'il serait bon qu'ils soient. Et ce travestissement fantasmatique, ils l'exhibent au public, à la manière des commerçants qui attirent le client potentiel avec leurs plus beaux articles.

Le mieux, ou plutôt le pire, c'est que ça marche ! Il se trouve que le monde a besoin de héros, de ces personnages un peu mystérieux qui dégagent la réussite, la séduction, l'aura. Ces personnages bien réels, l'imaginaire collectif s'en empare volontiers pour que l'on s'identifie à eux, dans un tourbillon doux et parfumé, délicieusement enivrant. Allez, disons-le : magique.

Face à ce processus bien rôdé, le mensonge qui n'était au départ qu'une tentation, une entorse à la morale, devient une promesse. Une promesse digne d'un conte pour enfants, où le rêve peut se substituer à la réalité, à moins que ce ne soit le contraire ? Peu importe finalement, tant que l'on ravit un peu de reconnaissance au monde, plutôt que de retourner à son rêve intime un peu coupable.

Un certain psychanalyste affirmait qu'à l'opposé du discours, le langage du corps et des émotions, quand il se manifeste spontanément, ne saurait être falsifié. Malgré le respect sincère que nous portons à ce praticien, dont nous tairons évidemment le nom afin de ne pas lui porter préjudice[1], nous pensons qu'il y a là un optimisme déplacé. Car hélas, même les émotions et la gestuelle, seraient-elles spontanées, peuvent être falsifiées. Quand le cœur de l'être est faux, ou plutôt quand il est devenu devenu faux à force de « travail sur soi ».

Une illustration convaincante peut être trouvée dans le monde du cinéma. Convenons-en, un acteur est récompensé, ovationné et même respecté pour son « jeu d'acteur ». Or, pour utiliser des mots d'enfant dont la candeur nous paraît appropriée ici, quand on joue, on fait pour de faux ! Oui, un bon acteur, un acteur accompli, c'est un acteur capable d'incarner la fausseté, d'une certaine manière. Mais attention, pas n'importe laquelle. Pas de cette fausseté de bas étage, vulgaire, qui fait… faux. Non, du faux qui fait vrai. Un bon acteur est capable de rendre vrai ce qui ne l'est pas, le temps d'un instant, le temps d'une scène.

Un acteur encore plus admiré n'est toutefois pas seulement capable de jouer de manière convaincante le faux pour de vrai[2], c'est-à-dire de restituer à la caméra, au public, ce qu'il aura déjà répété seul. Un maître authentique, puisqu'il en faut et puisqu'il en existe en tout domaine, est celui qui est capable d'improviser son jeu. De rendre spontanément le rôle qu'il joue, crédible. En un mot, de rendre le mensonge réel.

Le verbe, le sentiment, le geste, tout peut donc être falsifié. Au détour d'une improvisation que les amateurs jugeront magnifique, l'acteur atteint le sommet de son art. Le sommet du jeu, c'est-à-dire le sommet du faux. Ce n'est après tout qu'une question d'exercice, assureront les monstres sacrés authentiques.

Mais quand l'exercice se prolonge au-delà du petit ou du grand écran, et pourquoi pas au-delà de l'écran de l'imaginaire, quand on s'habitue à des jeux d'acteur dans une réalité qui autrement semblerait fade, on ne joue plus. On se met en danger. On suit une logique qui pousse à constamment sortir dans le monde « incognito «. Une logique que l'on a soi-même créée et qui nous piège, en nous imposant de porter un masque pour côtoyer des gens masqués eux aussi, afin de créer ensemble une alchimie de désespoir au sein de laquelle rien n'a vraiment d'importance, car tout est mensonge.

Notes

[1]  Curieuse époque que la nôtre, encline à voir dans un simple désaccord purement factuel une marque de mépris ou de moquerie…

[2]  Ou le vrai pour de faux, on finit par ne plus savoir exactement.

L'auteur, David Benkoel

Analyste, j'aide des personnes passant par diverses difficultés psycho-émotionnelles à se reconstruire.
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